PABLO BRAS



PABLO BRAS



Rustech :
Le rural n’a pas besoin de nous.

Piégés entre deux visions urbanocentrées, nous ne voulons voir dans le rural qu’un terrain nourricier à remodeler à l’infini, ou un endroit de création marginal, où l’on s’adonne à des pratiques frugales. En se soumettant aux mondes ruraux comme des milieux, on s’aperçoit pourtant d’une diversité de formes, de dynamiques et d’aspirations. Les épis de blé frôlent l’acier galvanisé, un hangar de découpe plasma se dresse au milieu des champs de colza, et des écorces se frottent à des vérins hydrauliques. Dans cet alliage du rustique et du technologique, déjà à l’oeuvre, nous trouverons peut-être les prémices d’un rapport apaisé aux techniques, émancipé de nos pulsions technophiles ou technophobes. A minima, une source d’inspiration pour des esthétiques renouvelées, unissant des mondes trop artificiellement opposés. 

Le rural n’est pas un objet.

Une première idée est que, de plus en plus, nous rendons les choses rurales, sciemment ou non. Nous faisons d’un territoire, d’un sujet ou d’un état des choses observé du rural. Démographiquement, le rural était jusqu’à peu une catégorie numérique, comprenant toutes les villes de moins de 2000 habitants 1, et par extension, une zone dont la population n’excédait pas cette jauge. Géographiquement, l’usage de ce nombre permettait de commenter des inégalités de répartition de population sur les territoires. Par analogie, on pouvait observer dans ces différences de densité différentes assignations (secteurs primaires, secondaires, tertiaires). À la lumière de ce nombre - et des observations qui en découlaient - on pouvait comprendre des mouvements de population passés et sur la base de modélisations, on espérait même parfois anticiper ceux à venir. On voit ainsi comment un nombre - 2000 - a permis de clôturer, qualifier puis de se projeter un territoire. Mais agir de la sorte, c’était faire le pari bien risqué que les territoires ruraux réagiraient de manière uniforme, comme s’ils étaient dépourvus d’agentivité propre.

De fait, il y a au moins deux problèmes à faire du rural un objet. Le premier est que cela inscrit un territoire dans une classe, et qu’en France, cette inscription produit dans le même temps une opposition 2. Ce dualisme est, comme beaucoup d’autres, très commode intellectuellement, et sa ténacité n’a de meilleures preuves que sa façon d’alimenter encore aujourd’hui des clivages : la pensée et le faire, la culture et l’acculture, l’administration et la main d’œuvre, le monde des idées et la réalité, la bureaucratie et le peuple, etc… L’autre problème, qui nous concerne plus directement, est le risque de voir à travers cet objet quelque chose de suffisamment stable et clos pour que l’on puisse projeter dans le temps les modifications que nous lui apportons. Objectiver le rural, ce serait figer en état des métamorphoses perpétuelles que les sciences descriptives elles-mêmes peinent à discerner tout à fait. Pour être plus concret, envisager un lieu comme un objet, c’est en puissance le raisonnement qui aboutit aux méga-bassines : si l’on pense qu’un espace manque d’eau, on met à hauteur d’usage une eau qui y était inexploitée pour pallier au problème. Ce type de démarche est également confortable, car applicable à toutes les échelles, c’est ce qu'Anna L. Tsing identifie nomme la scalabilité 3. Agissant ainsi, nous faisons fi de la richesse des sols, que nous détruisons avant de se donner la chance de les connaitre. C’est de ce type de raisonnement technique que sont issues les opérations de remembrement de nos territoires de 1955-1975 et c’est toujours la scalabilité qui permet l’émergence de la géo-ingéniérie, cette « science » qui voit dans la Terre un objet, au mépris des mondes infinis qu’elle abrite.

Reconnaissant dans les ruralités de plus en plus de diversité, les sciences économiques distinguent aujourd’hui quatre types d’intercommunalités 4. Effort louable, mais multiplier les mondes ruraux n’abolira pas le regard porté vers le rural. Penser l’inverse, c’est reconnaitre dans les territoires de la nuance et pourtant s’efforcer de les classer. C’est percevoir des dégradés ou des taches et se cantonner à des aplats.

Jeter des objets depuis le rural

Pourtant, le design a perpétuellement recours à des objets pour avancer. Le paradoxe d’inscrire le design dans les mondes ruraux semble donc ainsi se dresser : il a besoin de cerner des objets pour opérer, mais ce faisant, il participe du problème. Pour dépasser ce paradoxe, on peut écouter Vilém Flusser 5 pour qui la nécessité de designer n’est même plus une question : le design est devenu notre condition. Nous vivons dans des « objets »  - étymologiquement ob-jet = « jeter devant » - que d’autres ont jeté avant nous, et pour progresser dans ces objets, nous jetons à notre tour de nouveaux « objets », qui se mettront sur la route de nos futurs. Même si nous nous efforçons de mieux les lancer, nous vivons en ce sens dans un monde extrêmement « objectal » et fatalement, mais aussi heureusement, problématique. En l’occurrence ici, le rural tel qu’il a été projeté dans les années 1955 - 1975 a produit le rural tel que nous le recevons aujourd’hui, et c’est lui que nous semblons vouloir réparer. Certain.e.s s’apprêtent à y jeter de nouvelles choses, telles que des méga-bassines, tandis que d’autres cherchent à lancer d’autres types d’objets et changent pour se faire d’emplacement.

C’est par exemple le cas de l’atelier paysan qui, s’inscrivant dans le monde rural, en fait à la fois son objet d’étude, mais aussi, chose plus rare, son environnement de création. Le postulat de ces initiatives est qu’en habitant un territoire, on est mieux à même d’en formuler et d’en cibler les problématiques. On accède ainsi idéalement à la co-définition, avec quelques acteurs locaux, de sujets qui seraient ceux des mondes ruraux, revendiquant souvent un changement drastique d’échelle d’interventions, selon l’adage « small is beautiful » 6. Il est vrai qu’en œuvrant à petite échelle, on est mieux à même de recenser les ressources propres à chaque territoire, qu’elles soient matérielles, humaines ou biologiques, et à ce titre parler des mondes ruraux est un bon pas vers la reconnaissance des espaces et de leurs spécificités. Mais à chaque problème correspond son échelle de résolution. Ne pas le reconnaitre serait croire dans la solution séduisante mais trop simple du localisme. 7 Toujours au sein du rural, mais avec des ambitions réparatrices moindres, on observe des pratiques frugales, où l’on emploie des branches, des terres ou des ressources locales pour fabriquer des objets ou meubles décoratifs aux allures parfois primitives. Ces objets, en convoquant tous les signes de la « nature » perpétuent une vision essentialiste et confinent l’exercice du design en monde rural au geste artistique, quand ce n’est pas à la posture. On perpétue ainsi une nouvelle fois le rural en tant qu’objet.

Le rural n’existe plus dans le rural

Il nous faut donc affirmer que le rural n’est pas un objet, ni même un sujet à traiter. Le rural est un milieu, qui se modifie, avec ou sans nous, et que si l’on choisit de s’y inscrire, c’est moins pour tenter d’y avoir une incidence que pour se soumettre à son influence. Il faut en effet éviter de faire des ruralités un nouvel objet d’étude, auquel cas l’écueil de l’exotisme ou de la prise de distance semblent inévitables. Ainsi, s’il doit y avoir un lien entre les designs et les ruralités, ce n’est pas tant pour faire un design des ruralités que pour faire un design depuis les ruralités, où l’on fait l’expérience de l’exercice que cela implique. Cela peut s’avérer déroutant 8, mais on s’aperçoit finalement qu’en s’y situant, on est tenté de s’intéresser à tout sauf aux ruralités. On a envie de « jeter des objets » depuis les ruralités, dans de nombreuses directions autres. On se prend à rêver de villes qui auraient été pensées depuis les ruralités.

Un jour, en réalisant le prototype d’un objet à destination d’une grande ville depuis le rural, j’ai rencontré une personne capable d’usiner des métaux non ferreux à Plogoff. À Ergue-Gueberic, j’ai trouvé celui qui me permettrait d’y graver un logo d’une précision d’1/10e de millimètre avec une fraiseuse numérique. Plus tard, à Héric, j’ai trouvé un fondeur d’aluminium qui réalise des parties de l’accélérateur de particules du CERN… Peu à peu, le rural - son image et les ressources que je lui prêtais - m’a semblé se dérober. J’y ai observé des situations géographiques où se retrouvent parsemés des savoir-faire spécialisés au beau milieu d’étendues de monocultures, de forêts et autres paysages déserts, bien que façonnés. En discutant avec les patrons de ces entreprises, on apprend qu’ils sont souvent venus installer leurs ateliers dans le rural pour des raisons d’espaces, à la faveur d’un contrat de sous-traitance leur assurant une part importante de chiffre d'affaires. Il se tisse ainsi autour de nous un réseau de fabricants extrêmement versatile et changeant. Il y a dans nos régions quelque chose de rustique et de très technologique. Quelque chose de « Rustech ». Ainsi « Rustech » n’est pas une tentative de réconcilier deux mondes que nous opposons artificiellement. C’est déjà l’état actuel d’un certain nombre de territoires en France. Nos campagnes ne sont pas ces bassins nourriciers où s’épanouiraient l’organique et le vivant, en opposition aux villes minérales, faites de matières mortes. Nos campagnes sont déjà artificielles et naturelles, ce sont des hybrides.

Ouverture

Cette dissolution pressentie du rustique et de son imaginaire recoupe avec celle, programmée, du rural. Les géographes parlent de moins en moins de rural, mais d’aires urbaines, selon cette idée que - hormis quelques exceptions de ruralités profondes dont les problématiques sont propres - il existe, accrochée à chaque zone rurale, une ville envers laquelle celle-ci est dépendante économiquement. Ainsi, si rural et urbain restent bien deux pôles numériques permettant d’évaluer les densités, de comprendre les géographies et leurs dynamiques, ces pôles produisent dans leurs écarts des habitats qui ne sont « ni la ville, ni la campagne » 9: de la couronne à la banlieue pavillonnaire, en passant par la commune dortoir des villes moyennes, au lotissement de campagne. Ces habitats, définitivement Rustech sont particulièrement sous-représentés et analysés, mais constituent en fait la plupart des mouvements de population actuels 10. Si quelques architectes et urbanistes proposent  déjà de mieux les penser en s’efforçant de comprendre leur attractivité 11, il s’agira encore, à un moment ou un autre pour les designers, d’y vivre. Là, depuis ce terrain neutre, peut-être, pourrons-nous jeter les bons objets, car à juste distances des villes… et des ruralités.

Pablo Bras

Remerciements
Merci à Flore Dalennes, Hugo Poirier et Violette Vigneron pour les remarques et conseils avisés.

Notes
1. « Jusqu’en 2020, l’Insee caractérisait le rural comme l’ensemble des communes n’appartenant pas à une unité urbaine, définie par le regroupement de plus de 2 000 habitants dans un espace présentant une certaine continuité du bâti. »
https://www.insee.fr/fr/information/5360126

2. Rural « Relatif à la campagne, souvent par opposition à Urbain … »
Dictionnaire de la langue française
https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9R3223

3. Tsing, Anna Lowenhaupt. Le champignon de la fin du monde: Sur la possibilité de vie dans les ruines du capitalisme. La Découverte, 2017.

4. « Du rural isolé au rural proche des villes : quatre types d’intercommunalités »
https://www.insee.fr/fr/statistiques/6536081

5. Flusser, Vilèm. Petite philosophie du design. Circé, 2002.

6. Schumacher, Ernst Friedrich. Small is Beautiful. Points, 1973

7. Pour une critique du localisme, se référer à l’Object Oriented Ontology, courant épistémologique pour lequel ce que nous pensons être « local » n’est qu’une « manifestation locale » de phénomènes plus vastes et continus. Lire par exemple : Morton Timothy, La pensée écologique, Zulma Editions, 2019.

8. D’après mon expérience personnelle, la différence avec une pratique du design depuis la ville n’est pas dans la nature des moyens de conception/production que dans l’accès à ces moyens (distance, délais, disponibilité…) En ce sens, designer depuis le rural provoque une arythmie qui peut s’avérer salvatrice, aux vues de l’emballement technologique à l’oeuvre dans les sociétés occidentales.(B. Stiegler)

9. Voir exposition Impasse des Lilas, MBL architectes.

10. « Les espaces périurbains enregistrent presque tous un « effet Covid » positif sur leur solde migratoire. Cette attractivité des communes « de grande couronne » est une conséquence du phénomène de desserrement urbain, qui désigne le départ des populations des centres urbains au profit de leurs périphéries. »
Exode urbain, un mythe, des réalités. » Etude collective commandée par le POPSU, publié le 17/02/23

11 Voir notamment « Dream Home » d’ Anthony Alofsin, précurseur de la prise au sérieux des Suburbs américains.


Contibution à l’ouvrage Design des mondes ruraux, sous la direction d’Emmanuel Tibloux, édité par Berger Levraux et l’ENSAD, Paris.




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