Extrait:
“ Suggestion de présentation, de la relation entre le contenu et le contenant”
La théorie propose une distinction de l’information selon trois modes.L’indicatif « A est A », l’impératif « A doit être A » et l’optatif « puisse A être A ». À chacun de ces modes correspond un idéal classique. Pour l’indicatif c’est la vérité, pour l’impératif c’est le bien, celui de l’optatif, c’est la beauté. La formule « suggestion de présentation », dans le choix des termes, nous indique qu’il s’agit bien d’une option. Mais la figuration de cette formule sur les emballages montre qu’il y a un autre mode d’information à contrer. C’est celui de l’indicatif qui voudrait que la photo soit le produit. Sans qu’une quelconque information complémentaire soit donnée, c’est cette relation qui s’établit a priori entre la photo d’un produit et le produit qu’elle contient. Evidemment, on n’attend plus de la photo d’ être le produit, mais on en attend au moins d’y être « fidèle ». Cette fidélité, c’est peut être aussi un idéal, un idéal propre à la photographie. Une relation au sujet qui, en dépit d’un encodage en deux dimensions, garantirait que toutes les informations soient conservées. Nous avons vu que la photographie est effectivement l’image technique qui parvient le mieux à restituer ce que perçoit l’oeil humain. Elle a terrassé les autres modes de représentation dans le domaine de la description. Le souci que posent les images d’emballage ne se trouve donc pas dans le manque de précision du procédé à l’oeuvre.
Il se situe davantage dans le fait que l’on attend du produit qu’il soit « à la hauteur » de l’image qui en est reproduite sur l’emballage. Or l’image qui figure sur un paquet n’est ni une copie, ni une retranscription mais une traduction. Une traduction d’un objet dont la qualité s’éprouve dans l’usage – autrement dit dans le temps et l’espace – en un « état de chose », pour reprendre l’expression de Vilém Flusser1. C’est d’ailleurs pour cette raison que les photos peuvent se défendre d’être contractuelles.
Un état de chose, comme l’explique Flusser, induit une réception magique : une lecture circulaire où « un élément de l’image se tourne vers un autre, lui confère une signification et acquiert sa propre signification grâce à lui. Chaque élément peut “devenir le successeur de son propre successeur” 2. »
Or, pour parvenir à cette traduction, l’objet doit être soumis à un ensemble de manipulations pour pouvoir concentrer en un cadre l’ensemble des éléments nécessaire à l’expression de son usage. La photographie d’objet doit traduire en signes le temps et l’espace, elle doit mettre en scène.
Seulement, de cette mise en scène, le spectateur ne sait rien. Parce que la photographie ne lui en dit rien et parce que la légende « suggestion de présentation » ne fait que corroborer ce qu’il voit déjà. C’est pourtant là que se joue une bonne partie de la réception d’une photographie d’objet. Dans son ouvrage « la photographie malgré l’image » le sémioticien Jean Lauzon propose un modèle de réception photographique appelé contexture photographique :
« Pour la sémiotique de la contexture photographique, est transparent ce qui relève d’un double savoir de type culturel : d’abord de la reconnaissance du médium, une photographie, puis d’une connaissance corrélative à l’événement photographié. Est opaque ce qui relève d’une perception de l’image photographique proprement dite, soit un plan d’expression qui rend compte de quelque chose d’une certaine manière. »3
Il déconstruit ainsi l’observation d’une photographie en deux. La partie transparente est extérieure à l’image. Elle regroupe ce qui fait les conditions de la perception : les connaissances de l’observateur par rapport au thème de l’image et la conscience qu’il s’agit d’une photographie. La deuxième partie, est intérieure à l’image et considère la capacité des formes imprimées sur le papier à être perçues et reconnues par le spectateur. Il s’agit en fait de la distinction qui s’opère en sémiologie entre l’énoncé et l’énonciation. Seulement dans le cas de la photographie, l’énonciation est extérieure à l’énoncé, là où le discours, qu’il soit oral ou écrit, donne à voir ou percevoir les deux simultanément.
La question de l’énonciation est le plus important et pourtant, ne figure à aucun moment du code de la consommation.
La formule « suggestion de présentation » n’est même pas imposée par la loi. C’est une sécurité que s’accordent les fabricants. Sous couvert d’assurer qu’il s’agit d’une mise en scène, ils sont dispensés de préciser les moyens de cette mise en scène et donc d’indiquer l’écart qui est susceptible de séparer l’objet de sa représentation. La formule leur permet par exemple de passer sous silence que le produit photographié n’est pas le produit contenu, que la photographie est issue d’un photomontage, voire que la photographie n’est en fait pas une photographie.
L’énonciation, ou les moyens de la mise en image, font donc beaucoup mais ne font pas tout…
Si l’on considère un « emballage idéal » : le bien contenu est le bien photographié, aucune retouche, une lumière naturelle et un cadrage qui, à défaut d’être objectif est un maximum neutre. On pourra évoquer une certaine vérité. L’intégrité du processus optico-chimique ou optico-numérique de prise du réel est conservée. Ce qui n’en fait pas pour autant une image authentique. Car si l’authenticité d’une image fait également partie de la part transparente ou extérieure à l’image, elle ne s’intéresse pas aux conditions de la prise de vue, mais directement à l’intégrité de l’événement photographié.
Ce qui conditionne cette intégrité, c’est le fait que le projet photographique influe ou non sur le cours des choses. Si l’acte photographique préside à l’événement photographié, alors le « continuum référentiel4» est brisé et on ne peut, dès lors, parler de photographie authentique. Il s’agit d’une distinction cruciale car c’est précisément là que réside la différence entre la fiction et la réalité. Dans la photographie de reportage, c’est de cette authenticité que sortent certains grands scandales. Plus difficile à repérer qu’un trucage ou qu’une retouche, il faut attendre un témoignage pour que l’authenticité d’une photo soit démentie.
La photographie d’objet, ou packshot, constitue en elle seule un projet qui précède ce qui est photographié. Aussi, de manière systématique, la photographie sur emballage, instaure un rapport de fiction entre le contenu et le contenant.
C’est également valable pour les produits agro alimentaires et face à cette fatalité, certains distributeurs tentent de prendre les devants. Monoprix a par exemple abandonné tout effort de représentation des produits en proposant des emballages exclusivement graphiques. Plus récemment, Fleury Michon à lancé une campagne publicitaire avec des affiches arborant fièrement le slogan « Enfin des plats cuisinés qui ressemblent à la photo ! ». D’une manière encore plus radicale, Picard à lancé une gamme de plats surgelés sous vide dans laquelle les aliments préparés sont directement montrés, avec un simple cadre de carton comme légende. Le plastique contraint le bien en lui-même. Il le fige et le traduit analogiquement en « état de chose ». En le compressant à l’extrême, il semble même vouloir le réduire à sa dimension d’image physique. L’emballage transparent définit une surface que le produit préparé remplit de bord en bord, devenant à la fois le produit et son « packaging »… l’idéal de fidélité dont nous parlions plus tôt n’est-il pas ici transcendé ?
En tout cas, le succès semble au rendez-vous et peut être que ce type d’emballages deviendra peu à peu le favori des consommateurs en « quête d’honnêteté ». Mais face à l’incroyable verdure des haricots qui accompagnent le boeuf mariné aux graines de sésame, je me demande si l’idée est si bonne… En faisant du produit l’image qui motive notre achat, nous risquons peut-être d’y transférer toutes les techniques de séduction qui étaient jusque-là réservées aux représentations, ouvrant la porte à toutes sortse de subtiles transformations. Car même si les paquets se faisaient oublier en devenant de plus en plus transparents, nombreux seront ceux qui préféreront que leur jambon blanc soit bien rose et que leurs tomates soient bien rouges.
1 Flusser Vilém, pour une philosophie de la photographie, Circé, France, 1996
2 Flusser Vilém, ibid. p.83
3 Lauzon Jean La photographie malgré l’image. Presses de l’université d’Ottawa, Canada, 2002, p.5
4Lauzon Jean, ibid, p.166