PABLO BRAS




Une brève et non exhaustive généalogie du fond blanc.

Les obsessions se manifestent souvent par l’accumulation et la répétition, mais il en est une qui obéit à une logique d’effacement. Constante, discrète et impersonnelle, elle s’est évertuée au cours du siècle dernier à faire disparaître toute marque de nos paysages quotidiens. Justement parce qu’elle cherche à constituer un monde en dehors du notre il est difficile de la nommer, mais nous l’appellerons le fond blanc. Pas vraiment une chose, ni même un concept, le fond blanc est une virtualité : celle d’absence totale de références. Géométriques d’une part, chromatiques d’autre part. Un absolu qui a pris corps par différents moyens : des feuilles, des murs, des écrans… selon les moyens de l’époque et les effets recherchés. Puisque le fond blanc est un souhait d’annihiler les espaces et leurs spécificités, il dilue les distinctions entre espaces bâtis/représentés, tridimensionnels/bidimensionnels, tangibles/synthétiques. Retracer son histoire est ainsi une tentative d’observer au-delà des typologies une succession de dispositifs participant d’un geste commun : la maîtrise totale des formes qui émanent de notre monde1.

Le fond blanc peut être tout d'abord support. La paroi des grottes qui accueillirent les mains pigmentées des magdaléniens, par exemple. Il est dans ces cas-là une nécessité de l'acte de représentation. Une surface de matière claire capable d'accueillir une matière plus sombre pour que l'on puisse par contraste y distinguer une marque, un signe ou un geste. Ce support peut être portatif comme les papyrus égyptiens. Devenu fin et lisse, il permet d'adoucir les contrastes, de nuancer par des jeux de pleins et de vides les équilibres qui sont au cœur de l'art pictural chinois2. Là où le fond blanc s'anime de volontés qui dépassent la finalité de la représentation, c'est lorsqu'il sert à recueillir des empreintes ou images acheiropoïètes, « non faites de main d'homme » en grec. Il n'est alors plus seulement un support mais aussi un réceptacle, capable d'accueillir tel ou tel morceau de vie.

Peut-être l'une des premières fois qu'on en fit cet usage fût lorsque Véronique tendit en haut de Golgotha un linceul à Jésus pour que celui-ci s'y essuie le front. L'empreinte de son visage, miraculeusement imprimée sur le tissu devint une relique. (Fig.1) Véronique fut sanctifiée car elle avait recueilli la Vera Icona la vraie image, celle qui n'est plus déformée par l'interprétation d'une personne et de son outil, mais qui comporte l'indice 3 de ce qui est montré. Cet héritage lointain de ce que nous tenons être comme une •vraie image• permet peut-être de comprendre la crédulité que nous adoptons face à d'autres images indicielles écrites celles-ci par la lumière, les photographies. Lorsque la lumière vient frapper l’émulsion blanche des papiers photos, elle a emporté avec elle un petit morceau de l’instant photographié et c’est celui-ci qui sera ensuite révélé. Aussi, la photographie devient rapidement un outil apprécié pour ses qualités dites objectives et on l'utilise dans le cadre de divers processus de convictions. Rodolphe Archibald Reiss, institué comme le père de la criminologie moderne, l'utilise notamment au début du 20ème siècle pour photographier différentes armes de crimes. Sur ces clichés, il prend soin de déposer un drap blanc entre ses pièces à conviction et la table en bois qui les supporte. (Fig. 2) Il est ainsi assuré qu'aucun élément n'interférera avec l'appréciation des lames, l'examen des moindres griffures et déformations de l'acier. Avec cette simple disposition, le criminologue inaugure un geste qui accompagne chaque •packshot• moderne sur fond uni, celui de soustraire un objet à son milieu.

Cette abstraction, dans le cas de Reiss, obéit à un souci d'objectivation, celui-là même qui impose que nos photos d'identités actuelles soient tirées sur fond blanc. Karl Blossfeldt - bien qu'il soit l'un des fondateurs de l'objectivité allemande - semble quant à lui l’utiliser à une toute autre fin (Fig.3). En capturant des plantes impeccablement plaquées sur un papier blanc, il exprime son espoir par la documentation de « participer au rétablissement du lien avec la Nature. »4 Ses nouvelles photographies « devraient réveiller à nouveau le sens pour la Nature, indiquer ses trésors riches et favoriser l’observation de notre faune locale ». En systématisant le fond blanc, le photographe abstrait des formes naturelles, nous les présente dans un mode anthologique et les répertorie pour mieux nous y replonger. Mais le geste encyclopédique n’est pas si anodin, comme nous le rappelle Barthes : « Recenser n’est pas seulement constater, comme il paraît à première vue, mais aussi s’approprier. » Or, « s’approprier, c’est fragmenter le monde, le diviser en objets finis, assujettis à l’homme à proportion même de leur discontinu » 5. Voilà le fond blanc successivement support, réceptacle et outil de soustraction.

Vers 1920, Lucia Moholy photographie les Tea Glass Holders de Max Krajewski (Fig.4) posées sur une plaque de verre, avec en guise de fond une feuille Canson pincée à un chevalet. La photographe s’amuse à faire disparaître les verres pour ne laisser apparaître que leurs anses. Au Bauhaus, on apprécie le fond blanc comme un terrain de jeux optiques. Le papier de Lucia Moholy permet probablement aussi de travestir un mur d'atelier un peu trop marqué en un mur blanc, la norme architecturale d'alors selon les préceptes de l'Union des Artistes Modernes. Parfois justifiés comme le moyen d'un hygiénisme qui sied à merveille aux figures du mouvement moderniste, ces murs d'un blanc immaculé se retrouvent aujourd'hui dans les espaces de soin, les cabinets, les hôpitaux, les laboratoires et dans bon nombre d'habitats. Mais Junichirô Tanizaki nous montre combien l'hygiénisme est une notion relative, capable d'exister aussi bien par des surfaces lisses et blanches que dans des recoins d'ombre. 6

Une intention seconde justifierait donc l'usage des murs blancs dans les habitats modernistes du début du 20ème siècle. Ne seraient-ils finalement pas eux aussi des fonds sur lesquels se jouent le spectacle de nos vies modernes ?

A en lire Le Corbusier, l'idée n'est pas si farfelue :

« On entre : le spectacle architectural s’offre tout de suite au regard ; on suit un itinéraire et les perspectives se développent avec une grande variété ; on joue avec l’afflux de la lumière éclairant les murs ou créant des pénombres. Les baies ouvrent des perspectives sur l’extérieur où l’on retrouve l’unité architecturale. A l’intérieur, les premiers essais de polychromie, basés sur les réactions spécifiques des couleurs permettent le camouflage architectural, c’est à dire l’affirmation de certains volumes ou, au contraire, leur effacement… Voici, vivant à nouveau sous nos yeux modernes, des événements architecturaux de l’histoire : les pilotis, la fenêtre en longueur, le toit-jardin, la façade de verre. » 7




Dans un élan dont on ne retiendra pas la modestie, Le Corbusier décrit ses expériences où l’architecture n’est plus seulement affaire de structures et de conventions stylistiques, mais bel et bien une succession d’événements visuels où le blanc, en sa qualité de valeur minimale exalte la lumière. Au sein de ce spectacle, les murs d’un béton lisse sont blanchis à la peinture, comme pour mieux se confondre au papier photo sur lesquels Lucien Hervé, son photographe attitré, finira par les imprimer. Voici que l'espace de l'architecture bâtie se fond dans l'espace de l'architecture représentée 8. Sur ces murs totalement immaculés, les ornements ont disparu. Ou plutôt, ils se sont réincarnés sous la forme d’objets. C'est le point de vue d'Alina Payne, pour qui les murs lisses du modernisme sont la marque du passage des ornements •vers• les objets 9. Les ornements qui servaient jusque-là à indiquer comment habiter l'espace auraient glissé des murs et se seraient incarnés dans le nouveau mobilier : léger, modulaire, définitivement émancipé du bâti. Les murs modernistes appelés par l’impératif photographique de la publication grandissante des architectures seraient, en quelque sorte, des fonds opaques tendus entre l’environnement et l'habitat dans lequel nous célébrons un nouvel art de vivre. Dans ces aplats parfaits sont percés des bandeaux de fenêtre, écrans panoramiques chargés de convertir le monde extérieur en une image rassurante, visible depuis l’intérieur.  

Sur les clichés du Pavillon de l'Esprit Nouveau 10, œuvres d'art, mobilier et autres éléments du milieu domestique flottent dans l'espace (Fig. 5) d'une manière qui rappelle certaines compositions des catalogues de Manufrance ou de la Redoute. Ces magazines imprimés pour la première fois quelques décennies plus tôt donnaient en effet à voir des objets dessinés, gravés puis imprimés sur fond blanc pour pouvoir être découpés et rapidement mis en page. Quand les gravures laisseront place à la photographie, les graphistes conserveront cette habitude et demanderont que les accessoires, tout comme les modèles et les objets soient photographiés sur cyclorama blanc, de grands rouleaux de papier que nous retrouvons dans les studios photos contemporains.

L’industrialisation de la production verra les objets du quotidien devenir des biens de grande consommation et leur banalité en fera un sujet privilégié des surréalistes, qui les mettront eux aussi en scène sur le plus clair des aplats. On trouve ainsi sur des fonds blancs improvisés les sculptures involontaires de Brassaï, la fourchette et son ombre d'André Kertész, ou une lampe saisie par Irving Penn sur le mur blanc d'un motel. Le support blanc, peu importe sa nature, fait ici émerger des ombres qui simulent des effets surnaturels tels que la lévitation. Il s’impose ici dans un nouvel usage, celui du fantastique et de l’extraordinaire. (Fig. 6)

Quelques années plus tard, l’expressionisme abstrait américain trouve avec le White Cube un moyen de recentrer l’art sur " les limites qui constituent le médium de la peinture ». 11 La conséquence de cette enveloppe blanche parfaite qui succéda aux murs boisés criblés de tableaux fût aussi de conférer aux espaces de galerie une aura proche des lieux de culte. Ceux-ci seraient dédiés à la "technologie de l'esthétique" 12 selon les mots de Brian O'Doherty. L'objet artistique n'était dès lors plus pensé en dehors de la relation qu'il offrait au spectateur. Peu importe la nature de ce qui y était disposé, cet espace immaculé a aiguisé un regard moderne et anthropocentré, capable de s’attarder sur l’expression de la sophistication humaine.


Une habitude prend racine au même moment, notamment dans l'Amérique d'après-guerre visant à exprimer la sophistication, quand ce n'est pas la suprématie, des sociétés occidentales. Alors que tout un ensemble de technologies développées dans le champ militaire donnent naissance à de nouveaux objets du quotidien, les publicités empruntant un discours prospectif se multiplient pour décrire le monde de demain13. Dans ces capsules temporelles censées nous offrir un aperçu de l'avenir, le fond blanc est une nouvelle fois choisi pour son absence de référentiels spatiaux ou temporels. A l'image de la desserte d'Isamu Noguchi photographiée par Irving Penn pour l'entreprise d'extraction et de transformation d'aluminium Alcoa et sa campagne « Forecast ». (Fig.7)

Les années passent et les supports de publicité se diversifient, se dématérialisent, mais le fond blanc demeure. On y chasse avec toujours plus de vigueur les trivialités du réel, de ses gestes et de ses usages : l’ombre des objets, l’arrête des murs, la trace des doigts. Tout objet censé incarner une forme d'avenir doit figurer sur un fond parfaitement blanc. Puis avec l'arrivée des images de synthèse, l'espace de prise de vue devient tout à fait inexistant. Pour la campagne de l’iPhone 5, Apple fait le choix d'une image entièrement générée sur ordinateur. Voici un objet tout à fait débarrassé d'un quelconque référentiel terrestre, jusqu'aux reflets de l'appareil photo ou des spots qui pourraient figurer sur la plaque en verre qui lui sert de coque. Sur les clips télévisuels, on peut le voir en train de léviter dans un blanc absolu, accomplissant le souhait des surréalistes. (Fig.8) Dans cette dernière prouesse technique, le fond blanc a peut-être accompli son objectif ultime : non pas abstraire l’objet à un environnement, mais soustraire toute substance et toute forme d’environnement à un objet. On le contemple ainsi fini, excusé de tout usage et maintenu dans la virtualité de sa perfection. Une perfection qui prendra fin dès que les pores de nos doigts y laisseront leurs premières empreintes.

1 Merci à Eléonore Challine qui a dirigé le travail de recherche dont est issu cet article.

2 Pour aller plus loin à propos du papier, des réserves et du vide dans l'art pictural chinois, consulter François Cheng, Vide et plein – Le langage pictural chinois. Paris : Seuil, 1970.

3 « Un Indice est un signe qui fait référence à l’Objet qu’il dénote en vertu du fait qu’il est réellement affecté par cet Objet. (...) Dans la mesure où l’Indice est affecté par l’Objet, il a nécessairement certaines qualités en commun avec cet Objet, et c’est sous ce rapport qu’il réfère à l’Objet »
Charles S.Peirce "Éléments of Logic" dans Collected Papers, Etats-Unis: Harvard University Press, 1960

4 Karl Blossfeldt, Préface de Wundergarten der Natur – Neue Bilddokumente schöner Pflanzenformen, Berlin : Verlag für Kunstwissenschaft, 1932.

5 Roland Barthes, Nouveaux essais critiques. Paris : Seuil, 1972. P.92

6 Pour aller plus loin à propos de la relativité de l'hygiénisme et de la question de la confiance lors du soin, lire Junichirô Tanizaki, Eloge de l'ombre. Paris : Verdier, 2011.

7 Willy Boesiger Le Corbusier Oeuvre complète : 1938-1946 vol.1. Zürich : Girsberger, 1930,
P.60

8 A propos de l'influence des magazines sur les formes architecturales modernistes, lire Beatriz Colomina, La publicité du privé de Loos à Le Corbusier. Orléans : Edition HYX, 1998.

9 Alina Payne, From ornaments to objects, genealogies of architectural modernism. Dijon : Les Presses du Réel, 2010

10 Le Pavillon de L'esprit Nouveau était un pavillon édifié lors de l'exposition internationale des arts décoratifs à Paris en 1924 pour mettre en pratique les écrits des modernistes, en particulier ceux prophétisés par Le Corbusier dans "Vers une architecture", paru une année plus tôt.

11 Clement Greenberg, "Modernist painting" dans Voices of America forum lectures, Etats Unis: US information agency, 1960  

12 Brian O'Doherty, Inside the white cube: The ideology of the gallery space. Etats-Unis: The Lapis Press. 1976, pp14-15.

13 Pour plus de détails sur les stratégies gouvernementales pour "écouler les stocks" de surproduction à l'issu de la seconde guerre mondiale, lire Beatriz Colomina, AnnMarie Brennan et Jeannie Kim. Coldwar Hothouses: inventing postwar culture from cockpit to playboy. Etats-Unis: Princeton Architectural Press, 2004.






Article pour Pli n°4
“obsession” 2019.









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